dimanche 20 mai 2018

Choisir son voyage intime

Source : http://urlz.fr/768N

Choisir son voyage intime


J’aurais voulu lui dire, lui lire, lui signifier le plaisir de choisir un livre. Cela commence par un coup de cœur à l’objet. Et cette mystérieuse sensation que, depuis la table du libraire, le rayonnage de la bibliothèque ou les piles d’ouvrages du brocanteur, il vous attendait. Il vous était destiné même, lui et aucun autre. Comme si, au milieu de ses semblables, il vous souriait.

Tout d’abord, vous ressentez comme un appel ; son titre, son format, la couleur dominante de ses habits. Mais vous avez encore un doute. Est-ce bien lui ? Vos yeux se focalisent sur son visage, l’élégance et l’originalité de sa composition, illustrations discrètes ou photographie pleine page, dessins, frises, lignes, ornements, aplats, rythme, profondeur, nom de l’éditeur, sexualité dominante…

Vous revenez au titre, son corps, sa hauteur, sa graphie, sa typographie. Ces quelques mots qui en disent déjà trop long, ou pas assez, sur des promesses d’évasions. Vous voilà rassurée.  Vous l’extrayez de la foule de ses pairs. Vous le saisissez d’une main experte. L’attraction opère. Sa taille et son poids déterminent déjà le lieu de confort intellectuel où vous serez le mieux ensemble - lui offert à votre ivresse, vous  hypnotisée par son regard d’encre -  : au lit, sur le canapé du salon, sur votre bureau, dans votre sac à main, dans le huis-clos de votre lieu d’aisance…

Vous aimez déjà son flegme, sa tenue de soirée tirée à quatre épingles. Ses rabats et sa jaquette lui donnent même une nonchalance feinte de gentleman. Puis vous le retournez. La quatrième de couverture vient en continuité naturelle avec sa sœur première. Le smoking de ce livre est décidément impeccable, seyant, parfaitement coupé, protégé par un vernis net et agréable au toucher. Vous êtes déjà conquise par ses allures de séducteur et ses muscles saillants.

Son prix n’a aucune importance ! Vous l’achèterez, puisque vous l’aimez déjà !

Le livre est le seul objet dont vous vous portez acquéreur sans en connaître vraiment le contenu. Certes, l’éditeur délicat aura pris soin de vous laisser sa carte de visite en quatrième de couverture. Mais la carte, si manucurée, si fantaisie, si savamment rédigée qu’elle soit, ne vous donne qu’une cartographie imprécise du livre au trésor et de ses 12 chapitres. Au mieux, elle arrive à motiver un peu plus votre appétit de lecture, au pire elle ne fait que brouiller les pistes de votre curiosité littéraire. 

Enfin, vous entrebâilliez l’ouvrage, comme on le ferait de la porte d’un grenier poussiéreux, d’une église romane ou d’une base secrète. C’est alors que tout son charme vous saute aux yeux ; le parfum poivré de ses encres, le gris de son texte imprimé,  le clin d’œil de son foliotage, ses blancs tournants, ses marges, la main de son papier. Derrière l’huis des premières pages, voici l’aventure qui commence…  la valeur de l’essai, la saveur des nouvelles, l’épaisseur du roman, la lueur des poèmes, la clameur d’une pièce de théâtre… !
La peau de votre bouquin, c’est son papier! L’épiderme de votre sensuel compagnon que vous effleurerez bientôt pour quelques heures, une grappe de journées, parfois jusqu’au prochain été. Tout dépend de la fréquence et de la durée de vos étreintes ! 

Vous le butinez déjà et mordillez quelques lignes prises au hasard dans la forêt du récit. Vraiment le style est enlevé, conforme à vos attentes. L’écrin et l’écrivain ne font plus qu’un. Vous le connaissez à peine, mais vous savez déjà que ce nouvel auteur-livre deviendra un habitué de vos nuits blanches. La magie vous saisit.

Vous vous abandonnez, vous ne résistez plus ; le train des phrases bien construites, le rythme des mots choisis, la force, la poésie et la virtuosité du style, le sujet, l’époque, les personnages, les décors, l’intrigue, le contexte, le fin mot de l’histoire, l’envie, la connaissance, le dépaysement, l’émotion, la liberté, le suspens…  Grâce au travail de l’éditeur, du correcteur, du maquettiste, de l’imprimeur, l’auteur et l’objet ne font plus qu’un et vous en avez déjà dévoré tout un chapitre. Vos désirs sont en sueur, votre plaisir n’a plus d’heure. Vous êtes transportée, vous êtes ailleurs. Vous lisez avec jouissance, encore une page, encore une minute, encore une ligne…

Puis le libraire vous apostrophe avec bienveillance.

- Nous allons bientôt fermer Madame ! C’est pour offrir ?

Et vous répondrez en rougissant, le cœur battant, comme une enfant pris la main dans le pot de confiture, les yeux baissés, à voix presque inaudible…

- Non, c’est pour un voyage intime…


V. Gabralga / Le philographe