mercredi 23 janvier 2019

Sur la plage en oreiller...

Sur la plage en oreiller, dans leurs sillages abandonnés…


Au fil des semaines, j’avais appris à mieux le connaître. Avec ma barque, je devais aller le chercher à la Pointe du Château, dans l’anse de Porz Bugalé, quarante-cinq minutes exactement avant chaque marée haute. Il n’était pas question d’être en retard, et c’est pourquoi je pris pour habitude d’arriver sur zone bien avant l’heure. Arrimé à une bouée du chenal, j’attendais que sonne le rendez-vous à ma montre gousset pour parcourir les deux cents dernières brasses qui me séparaient de mon obligé ! 

Moi, peintre du verbe, je viens ici à chaque marée basse, de jour commede nuit. J’apporte mon chevalet, mes cahiers et mes pinceaux et… Je m’efforce d’entendre la mer, de comprendre les flots, de saisir la lumière, de partager la mémoire des blocs de granit rose… 
Marée après marée, j’écoute le tumulte des paroles échouées, les arguments séculaires, les mots qui aiment, les fatigués, les porteurs de joliesse et même ceux qui « ennemisent ».
Dans leurs sacs et leurs ressacs, je m’émeus et je m’enlise…
Tous ces mots menés en bateau par la mer… et qui reviennent mourir sur le rivage, génération après génération.
J’entends le murmure lointain des hommes, de leurs conversations, de leurs promenades, 
Combien de goélands ont croisé leurs baisers, leurs tirades ?
Avaient-ils besoin de laver tous ces mots à grande eau ? 
Sur la plage en oreiller, dans leurs sillages abandonnés…

Ici, tout le monde prenait mon « employeur » pour un original ou un doux rêveur, parfois même pour un fou. Pour moi, ce vieux peintre et poète représentait une aubaine ; un travail saisonnier bien payé et pas trop fatigant. Un seul impératif, respecter l’horaire en accord avec l’attraction de la lune. Et, mon Dieu, ce n’était pas un problème car je suis natif de Kerbleustic, et j’ai, de façon certaine, le flux et le reflux dans les veines…
Ainsi, quand je venais le chercher, l’eau lui arrivait le plus souvent à mi-cuisses et nous n’avions que le temps de charger son maigre attirail avant qu’il ne se hisse avec peine à bord de La Quélen et que nous retournions au port. 

Hier, au soleil couchant, j’ai compris la couleur des vagues et même ce refrain salé qui entretient mystères et mensonges dans l’écho des rochers. Je m’efforce à chaque marée d’enregistrer tous les cris, tous les maux rejetés à la mer depuis la nuit des temps. Mais, mes toiles et mes cahiers ne suffisent pas à enregistrer le vertige de ces tourments. Il me faut faire des choix ; laisser repartir au long cours les mots qui font du bien…
Puis, avec le temps, filtrer les paroles qui déraisonnent, les plus amères, les plus violentes et celles qui empoisonnent…
Et en faire un grand feu…
Alors j’aime à penser que nous danserons sur la plage, tels les démons du bonheur, autour de ce foyer d’écumes, de vents et de clameurs !
Saltimbanques, nous chanterons la vie lavée de ses rancœurs… et je n’aurais vécu que pour cet instant de délivrance…
Sur la plage en oreiller, devenir sable et tamis…



Au fil des marées, ma ponctualité s’était quelque peu émoussée. Et, un jour que je fus retenu plus que de coutume par une fille aux longues tresses dans un estaminet du port, je compris que même en ramant à deux paires de bras, il serait impossible d’arriver à l’anse de Porz Bugalé quarante-cinq minutes exactement avant la haute marée ! Je sautai dans ma barque et souquai à m’en faire craquer les membres, mais la forte brise se riait bien de mes efforts. Quand j’arrivai enfin à la Pointe du Château, la mer était déjà bien montée. Pourtant, à mon grand étonnement, l’artiste n’avait l’air nullement inquiété. Il continuait à peindre, comme si de rien n’était, alors que les vaguelettes lui léchaient déjà la taille. Une mauvaise houle m’obligea à le contourner pour pouvoir l’approcher. Comme je manœuvrais avec difficulté, il se contenta de me faire remarquer que j’avais vingt minutes de retard. Une dernière fois, je le vis tremper son pinceau dans une tasse en étain qu’il tenait fermement à la main, puis dessiner sur sa toile des arabesques tout en prononçant ces mots : 

Sur la plage en oreiller,
Être terre d’accueil aux langues étrangères, 
Tous ces maux menés en bateau par la mer,
Être peuple du monde,
Babel réconciliée,
Port d’attache…

Les poils de sa brosse courraient sur la surface blanche et légèrement mouillée. Abasourdi, je compris soudain que, depuis le début de la saison, l’homme écrivait à l’eau de mer des mots incolores, des signes éphémères… Sans doute, au fil du temps, il avait fait corps avec l’océan pour éponger nos souvenirs de géants, saisir la nostalgie des voyages, cartographier les drames et les naufrages, capturer joies et chansons, enregistrer les voix qui parcouraient le monde depuis le premier jour…
Au fil de l’eau, dans le chant des vagues…

Enfin, avant que son œuvre ne partît à la dérive et qu’il ne manquât de se noyer, je lui imposai un dernier abordage.

© V. Gabralga – Le Philographe – Janvier 2019